"Ici, je croise de belles âmes. Je suis bien, je suis en sécurité. Il n'y a pas de drogue, pas d'alcool, seulement les plaisirs simples de la vie. Et la vie, je la croque, je la bouffe !" Accoudé sur une accueillante table de cuisine, casquette vissée sur le crâne, Yohann raconte avec justesse et lucidité son parcours de jeune bipolaire, diagnostiqué à 20 ans, entre rechutes et difficultés professionnelles, et "deux défaites amoureuses" au compteur.
Depuis mars 2017, ce Normand de 34 ans occupe l'un des 20 appartements de la résidence Luce, une structure située dans un quartier en rénovation de Caen. Gérée par la Mutualité Française Normandie Ssam (services de soins et d'accompagnement mutualistes), celle-ci accueille des personnes en situation de handicap psychique mais aussi un public atteint de handicaps moteurs (lire aussi Mutualiser les aides pour mieux vivre le handicap).
Handicaps : une nouvelle réponse d'hébergement
Gérée par la Mutualité Française Normandie Ssam (services de soins et d'accompagnement mutualistes), la résidence Luce (Lieu unique de cohabitation et d'entraide) est située à Caen, dans le quartier réhabilité de la Grâce-de-Dieu, sur l'emplacement de l'ancienne caserne de gendarmerie.
"La spécificité de cette structure, créée en mars 2017, est de proposer une solution d'hébergement à deux publics, des personnes en situation de handicap psychique, et des personnes en situation de handicap moteur, avec l'idée de créer entre eux une dynamique dans le vivre-ensemble", résume Erika Delsahut, directrice de la filière services à la personne.
Ainsi, la partie résidence accueil propose 20 logements F2 à des locataires souffrant de maladies psychiques. Des espaces communs (cuisine, salle à manger, séjour, salle d’activité) sont ouverts à tous.
Des hôtes de maison sont présents tous les jours de 14 heures à 21 heures. Ces aides médico-psychologiques, conseillères en économie sociale et familiale ou animateurs sociaux accompagnent les résidents dans l’organisation de la vie quotidienne et font le lien avec le milieu soignant et les familles.
De son côté, le service mutualisé d’aide à domicile (Smad) s'adresse aux adultes en situation de handicap moteur. Dix logements F2 adaptés leur sont réservés, ainsi qu'un service d’auxiliaires de vie capable d'intervenir 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pour tous les actes non-programmés. Celui-ci est financé grâce à la mutualisation d'une portion de la prestation de compensation du handicap (PCH) de chaque locataire. Les logements, les parties communes et les extérieurs de la résidence sont domotisés pour faciliter les déplacements.
Auparavant, Yohann vivait chez sa mère, à Amblie. "On m'a retiré mon permis de conduire, il n'y avait pas de transports en commun : entre l'entretien du jardin et la promenade du chien, je tournais en rond."
Les médecins ont mis sept ans à équilibrer son traitement pour limiter des crises qui le conduisent pour chaque fois plusieurs semaines en hôpital psychiatrique, un lieu d'enfermement dans lequel il n'est "pas à [sa] place".
Treize cachets, parmi lesquels des régulateurs de l'humeur, font chaque jour leur œuvre pour apaiser son "cerveau qui a des hauts et des bas, au lieu d'être linéaire". Malgré sa maladie, Yohann gère seul son quotidien : budget, semainier pour les médicaments, Sécurité sociale, ménage, cuisine… Son allocation adulte handicapé (AAH) lui permet de financer le loyer de son appartement (141 euros par mois, aide au logement déduite) ainsi que ses dépenses quotidiennes.
Activités communes
"Ici, chacun est différent, on ne juge pas. Et on ne se sent pas jugé comme j'ai pu l'être par le passé. J'ai essayé de travailler. Mais je ne peux pas, j'ai tellement peur de la rechute. Pour l'instant, je me pose, on verra ça petit à petit", philosophe Yohann. Comme les autres résidents, le jeune homme vit en autonomie dans un F2. La résidence n'impose ni horaires, ni prises de repas en commun.
Mais, deux fois par semaine, les pensionnaires qui le souhaitent organisent un dîner dans la salle commune. En file indienne le long de l'avenue d'Harcourt, armés de sacs de provisions et d'une petite boîte renfermant leur cagnotte collective, c'est au petit supermarché voisin qu'ils choisissent ensemble de quoi composer le repas du soir : raviolis sauce bolognaise, salade et clémentines. "Le menu est décidé le vendredi lors d'une réunion", explique Marine Delbos, aide médico-psychologique (AMP) à la résidence Luce. En alternance avec ses deux collègues, la jeune femme assure une présence auprès des résidents tous les jours de 14 heures à 21 heures, 7 jours sur 7. Le samedi est généralement l'occasion pour elle de proposer une sortie : balade en ville, cinéma… "Et la piscine de la Grâce-de-Dieu est à cinq minutes en vélo", souligne Simon, campé devant un café sur une des chaises vert pomme de la cuisine.
Apprendre l'autonomie
"L'objectif de la résidence est de rompre l'isolement et d'accompagner les personnes vers une vie autonome, détaille Marine Delbos. Ici, nous travaillons beaucoup les apprentissages : comment préparer à manger, faire tourner un lave-linge ou, tout simplement, prendre soin de soi. Nous abordons notamment la question de la diététique. Certains résidents sont arrivés en surpoids et ont perdu des kilos grâce aux notions acquises lors des ateliers cuisine."
L'alimentation crée un lien naturel entre les locataires. "Hier, avec mon voisin, nous avons partagé un apéritif dinatoire avec du foie gras, du pain d'épices et des figues", rapporte Yohann avec gourmandise. "Et moi j'ai fait un gâteau pour mon anniversaire", ajoute Mélanie, 35 ans.
Envahie par un entourage encombrant lorsqu'elle vivait dans une maison, à la campagne, la jeune femme retrouve un équilibre dans son logement de la résidence Luce. Malgré un CAP de carreleur et un BEP de services à la personne, elle est encore trop rongée par ses "angoisses" pour se stabiliser professionnellement. Chaque matin, elle se rend à l'Etablissement public de santé mentale (EPSM) de Caen pour y faire de la cuisine et du point de croix. "J'aimerais vraiment développer ces activités manuelles, car pour l'instant, je ne peux pas assurer un travail 8 heures par jour, avec des gens normaux que je ne connais pas."
Pour d'autres, en dépit de parcours souvent semés d'embûches, ce sont des projets professionnels qui osent ici s'exprimer. A l'image de Yohann, qui confie volontiers son rêve : "J'aimerais partir en montagne et créer une association pour les personnes qui ont des maladies psychiques, avec un âne et une chèvre. Pour leur montrer ce qu'est la nature parce que, moi, la nature, cela m'a beaucoup aidé."
Photos ©Emmanuel Blivet
Sabine Dreyfus
© Agence fédérale d’information mutualiste (Afim)