L’innovation au cœur de l’action mutualiste : le cas du tiers payant pharmaceutique
Pharmacie mutualiste de Troyes. ©Mutualité Champagne-Ardenne Ssam.Véritable ADN de la Mutualité, l’innovation se concrétise dès le XIXe siècle dans les premières œuvres sociales mutualistes, les pharmacies. Pour atteindre leur objectif d’une démocratisation des soins, ces dernières mettent en œuvre des systèmes de financement permettant aux adhérents d’éviter l’avance de frais, amorçant ainsi les prémices du tiers payant pharmaceutique.
L'ambition des premières sociétés de secours mutuels est de réduire les frais pharmaceutiques et médicaux par le biais de conventions avec les professionnels de santé. Si, dans un premier temps, médecins et pharmaciens acceptent sans grande difficulté ces rémunérations forfaitaires, il n'en va plus de même à partir du milieu du XIXe siècle, quand la mutualité s'affirme comme une force sociale sans cesse plus imposante. Dès lors, des conflits émaillent de plus en plus fréquemment les relations entre mutualistes, médecins et pharmaciens, dont les associations revendiquent une rémunération à l'acte, conformément aux principes de la médecine libérale. Pour contourner cette opposition, certains groupements mutualistes, aux moyens financiers solides et aux effectifs non moins importants, s'engagent dans la création de leurs propres structures de soins, et en premier lieu de pharmacies.
La naissance des premières œuvres sociales mutualistes
La première officine mutualiste est fondée en 1857 à Lyon dans un contexte spécifique : tout comme la société de secours mutuels des canuts, la pharmacie mutualiste est créée à l'initiative et avec un large soutien financier du patronat soyeux, dont l'objectif est d'apaiser les relations avec leurs ouvriers, qui sont restées tendues depuis le violent mouvement insurrectionnel des années 1830. Installée à côté de la société de secours mutuels, la pharmacie est placée sous la direction d'un pharmacien diplômé, entouré de sœurs de la communauté de Saint-Vincent-de-Paul. Les canuts peuvent s'y procurer les médicaments sans aucune avance de frais, à la condition d'être munis d'une ordonnance de l'un des médecins de la société.
Si le caractère mutualiste de l'officine lyonnaise peut prêter à débat en raison des larges subventions patronales dont elle bénéficie, elle instaure néanmoins des principes de fonctionnement qui ne tardent pas à se diffuser dans le reste de la France. Il s'agit de fournir aux adhérents des remèdes à des prix largement moindres par rapport aux officines libérales, tout en contrôlant la qualité de fabrication. La pharmacie mutualiste vise également à alléger les budgets mutualistes, lourdement grevés par le prix des médicaments. Enfin, en tant qu'établissement à but non lucratif, tout bénéfice y est proscrit ; les excédents sont réinjectés dans la structure, ou mis à profit dans la création d'œuvres sociales annexes.
Pharmacie mutualiste de Troyes. Copyright : Mutualité Champagne-Ardenne Ssam.
Peu après, en 1865, est fondée une seconde officine mutualiste à Marseille à la suite d'un conflit avec le corps pharmaceutique de la ville qui rejette les abonnements proposés par les sociétés de secours mutuels. La pharmacie du Lycée, telle qu'elle sera surnommée après son transfert place du Lycée en 1913, reprend les fondements de l'officine lyonnaise, mais en les adaptant à un cadre proprement mutualiste, par des structures de fonctionnement démocratiques avec un conseil d'administration élu. Comme sa sœur aînée, la pharmacie marseillaise est strictement réservée aux adhérents mutualistes. Dirigée par un pharmacien diplômé, salarié par les sociétés mutualistes, son service est assuré par une communauté religieuse. De même, la délivrance de médicaments est soumise à la présentation d'une ordonnance délivrée par le médecin d'une société adhérente. Les abonnements annuels, fixés en assemblée générale en fonction des résultats de l'année écoulée, permettent aux mutualistes et à leurs familles d'accéder gratuitement aux médicaments, à l'exception des spécialités[1].
Vers les prémices d'un tiers payant pharmaceutique
Rarissimes jusqu'au tournant du XXe siècle, les modèles lyonnais et marseillais se diffusent plus rapidement après la Charte de la Mutualité de 1898, qui autorise les groupements mutualistes à créer des pharmacies, soit au travers d'unions départementales, soit par le biais de sociétés isolées disposant d'effectifs assez conséquents pour pouvoir en assumer les frais de gestion. En dépit de l'opposition des syndicats de pharmaciens libéraux, qui multiplient, en vain, les attaques en justice pour tenter d'obtenir leur fermeture – à Grenoble, en 1880, la jurisprudence consacre le droit pour les sociétés de secours mutuels d'ouvrir des pharmacies spéciales à la condition de les réserver à leurs membres –, les officines mutualistes connaissent un essor sans précédent, passant de neuf réalisations en 1902 à une trentaine à la veille de la Grande Guerre, cinquante en 1920 puis soixante-cinq en 1933.
Cette extension s'accompagne d'une grande disparité des modes de fonctionnement, en particulier dans la délivrance des remèdes. Trois principaux modèles se distinguent bientôt : le paiement au comptant, le compte courant et l'abonnement. Le compte courant et l'abonnement proposent la délivrance gratuite des médicaments, mais selon des modalités différentes : le premier requiert le paiement trimestriel des factures par la société, le second une prime fixe annuelle. Véritable préfiguration du tiers payant, l'abonnement est toutefois très complexe à mettre en œuvre, tant aux plans administratif que financier, ce qui explique sa diffusion laborieuse jusqu’à l'entre-deux-guerres. Il faudra attendre les années 1950, dans un contexte socio-économique bouleversé par l'instauration de la Sécurité sociale, pour que le tiers payant, qui prend le relais des abonnements, se généralise dans les pharmacies mutualistes, dont il devient un facteur décisif de succès.
Objet d'une vive opposition des pharmaciens libéraux au nom d'une prétendue surconsommation pharmaceutique, le tiers payant est longtemps défendu par la Mutualité Française, qui multiplie les études prouvant l'inanité de ces propos. Ce n'est qu'en 1973 qu'un rapport de l'Igas tranchera enfin le débat au profit des mutualistes, en démontrant que loin d'inciter à la surconsommation, le tiers payant était la source d'économie, en procurant aux mutualistes des soins de meilleure qualité, et donc en limitant le recours à l'hôpital. Le tiers payant finira progressivement par être repris par ceux-là même qui l'avaient tant décrié, au point de devenir une prestation banalisée au profit de l'ensemble des assurés sociaux.
Charlotte Siney-Lange
Références
[1]Remèdes prêts à l'emploi qui s'opposent aux préparations magistrales des pharmaciens.
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