Mutualité et syndicalisme, un terreau commun, des trajectoires diverses
Le génie du compagnonnage faisant le tour du globe, lithographie de Pierre Charue dit Bourguignon le Bien Zélé, compagnon cordonnier-bottier du Devoir, et Frick frères, imprimeurs lithographes, Paris, 1882, 2e éd. 1890.La France a pour particularité une histoire sociale spécifique, qui se manifeste par des relations pas toujours harmonieuses entre mutualité et syndicalisme. Pour en comprendre les raisons, il s’avère nécessaire de remonter aux origines les plus anciennes de ces groupements, qui n’étaient alors pas si éloignés…
Si syndicalisme et Mutualité sont généralement considérés comme antinomiques, un bref retour par l'histoire révèle au contraire de nombreuses similitudes, voire même une source commune. L'histoire tourmentée du mouvement social français, elle-même liée aux multiples bouleversements politiques de notre pays, explique cette physionomie si particulière.
A l'origine, Mutualité et syndicalisme ne font qu'un
En remontant aux origines premières du mouvement social, au cœur du Moyen Age, on s'aperçoit que les activités que l'on définirait aujourd'hui comme syndicales ou mutualistes, relèvent du même terreau. Sous l'Ancien Régime, le monde du travail est régi par de nombreuses associations, telles les confréries, les corporations et le compagnonnage, dont les missions combinent la réglementation des métiers, la défense des intérêts professionnels et des activités solidaires, au travers de caisses de secours et de prévoyance. A l'évidence, rien ne distingue alors l'action revendicative de la solidarité.
Dans le prolongement de cet héritage, émergent des sociétés de secours mutuels, dans le contexte intellectuel des Lumières qui favorise la diffusion de notions inédites de libre-arbitre, de solidarité et d'égalité entre les êtres. Souvent issues de confréries qui ont réussi à s'émanciper de la tutelle religieuse, à l'image de la première d'entre elles, la Bourse des malades et infirmes de Saint-Laurent, fondée à Paris en 1780, ces sociétés reprennent à leur compte cette mission solidaire en y associant un fonctionnement démocratique.
La rupture de la "loi terrible" (Jean Jaurès)
Mais ces "embryons d'une organisation du monde du travail"[1] sont bientôt anéantis par la Révolution française. Après la loi d'Allarde, en mars 1791 qui supprime les associations destinées à réglementer les métiers ou à défendre les intérêts professionnels, la loi Le Chapelier, du 14 juin 1791, interdit toute forme d'association dans le monde du travail. Au nom du droit du travail et de la liberté d'entreprendre, jugés prééminents par rapport au droit d'association, les révolutionnaires décrètent "l'anéantissement de toutes les espèces de corporations de citoyens du même état et profession"[2]. Le projet assistantiel de la Révolution française, proclamé en 1793 comme "une dette sacrée"[3] de la Nation, est alors censé prendre le relais de ces associations d'entraide.
A peine éclos, le mouvement mutualiste tombe donc dans l'illégalité. Pourtant, contrairement aux autres groupements de type corporatif, les sociétés de secours mutuels parviennent à poursuivre leurs activités dans un contexte de "liberté contrôlée". Curieuse situation que celle de la Mutualité de ce premier XIXe siècle : en dépit de l'interdit formel de la loi Le Chapelier, constamment réaffirmé par les pouvoirs politiques qui se succèdent tout au long du siècle, les groupements mutualistes sont tolérés. Cette position paradoxale s’explique en premier lieu par l'échec du projet de secours publics porté par les Révolutionnaires qui, en raison des troubles politiques et des moyens économiques réduits de la Nation, demeure à l’état utopique. Dans ces conditions, la Mutualité, qui prend en charge les risques sociaux d’un monde du travail urbain en plein essor, représente un palliatif efficace.
Au-delà de son développement semi-officiel, la Mutualité s'impose aussi comme une couverture pour des activités clandestines de résistance, comme en témoigne la révolte des canuts lyonnais, durant les années 1830, dont les principaux meneurs sont issus du bastion mutualiste. En d'autres termes, ces sociétés de secours mutuels mixtes, mêlant prévoyance et revendication, "offrent un cadre à une action ouvrière collective qui se cherche"[4]. A nouveau, actions de types syndical et mutualiste se trouvent étroitement associées.
La mutualité impériale ou le schisme syndicalo-mutualiste
Cette dualité du mouvement social prend définitivement fin avec le Second Empire. Au lendemain du soulèvement populaire de 1848, Napoléon III cherche à contrôler la classe ouvrière et à résorber la misère qui y sévit. Pour y parvenir, c'est sur la Mutualité qu'il décide de prendre appui en reconnaissant pleinement son existence au prix d'un strict contrôle du pouvoir. En échange d'avantages matériels, financiers et fiscaux non négligeables, les sociétés acceptant le statut approuvé doivent renoncer à un fonctionnement démocratique – leurs présidents ne sont plus élus, mais nommés – et se soumettre à la tutelle des notables de la commune ou du quartier. Malgré la lourdeur du carcan qu'il leur impose, près de deux-tiers des groupements mutualistes choisissent le statut approuvé afin de renforcer leurs moyens d'action. Le mouvement connaît alors un essor sans précédent : de 2.500 à la veille de l'Empire, il rassemble 5.700 sociétés en 1870 pour 670.000 adhérents.
Mais si le décret impérial permet à la Mutualité de se développer, il suscite aussi son rejet de la part du monde ouvrier qui s'en détourne au profit de chambres syndicales, préfigurant les syndicats professionnels légalisés en 1884. Plus profondément, la législation de Napoléon III est à l’origine d'une rupture radicale du mouvement social, désormais divisé en deux groupements rivaux qui ne se rencontreront que rarement, et entre lesquels s'opère un tacite partage des tâches : aux uns, la gestion de la prévoyance, aux autres, la lutte des classes.
En dépit de ce schisme, des liens persistent durablement entre Mutualité et syndicalisme : en témoigne la Fédération française des travailleurs du livre (FFTL), fondée en 1881 sur les bases de deux sociétés de secours mutuels, et dont les nombreux services sociaux, tels les indemnités de grève, les secours maladie ou de chômage, constituent les traces de son empreinte mutualiste. Plus tard, après le Front populaire, les mutuelles ouvrières, créées dans le giron de la CGT, contribueront à nouveau à modifier les rapports entre syndicalisme et Mutualité. Il faudra toutefois attendre le tournant des années 1970, dans un contexte transformé, pour que les deux versants du mouvement social se retrouvent autour d'une problématique commune, la défense de la Sécurité sociale.
Charlotte Siney-Lange
Références
[1]M. Dreyfus, "Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme (1852-1967)", Paris, Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, 2001.
[2]Extrait de la loi Le Chapelier.
[3]Extrait de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 23 juin 1793.
[4]M. Dreyfus, op. cit.
À lire aussi dans cette rubrique
-
Léonie Toureille et les femmes en Mutualité
Longtemps exclues des groupements mutualistes, les femmes voient leur situation évoluer progressivement au tournant du XXe siècle, tant par la diffusion d'un nouveau modèle mutualiste innovant, la Mutualité maternelle, que par l'émergence d'une première grande figure féminine à la tête du mouvement, Léonie Toureille.
-
Léopold Mabilleau et la Belle Epoque de la Mutualité
Au tournant du XXe siècle, la Mutualité est en passe de s’affirmer comme une force sociale majeure, symbolisée par la naissance de la Fédération nationale de la Mutualité Française en 1902. Léopold Mabilleau, son premier président, joue un rôle central.
-
1918, une rupture sans précédent dans l'histoire de la Mutualité
Si la guerre ne représente pas le bouleversement que l’on aurait pu attendre au sein de la Mutualité qui poursuit tant bien que mal ses activités et maintient une situation financière très saine, l’Armistice marque en revanche un tournant radical dans son histoire.
-
Sainte-Feyre, creuset de la Mutualité enseignante
Dès le début du XXe siècle, le dynamisme de la Mutualité enseignante se concrétise par la création d’une société nationale originale, l’Union des sociétés de secours mutuels d’instituteurs et d’institutrices de France. Cette dernière sera bientôt à l’origine du premier sanatorium mutualiste à Sainte-Feyre (Creuse).
-
1964 ou le tournant revendicatif de la Mutualité
En 1964, le projet de réforme présenté par le ministre du Travail, Gilbert Grandval, est l’occasion pour les mutualistes de s’affirmer comme une force d’opposition et de monter au créneau pour défendre leurs missions et leurs libertés. Pour la première fois, la Mutualité sort de l’ombre et change radicalement de méthodes d’action.
-
Lyon, capitale de la Mutualité
Si Lyon est encore aujourd’hui un centre de vie mutualiste important, la capitale des Gaules s’est aussi imposée, à de nombreux titres, comme un élément majeur de l’histoire de la Mutualité, de la structuration du mouvement ou de son affirmation comme un acteur social innovant.
-
L’innovation au cœur de l’action mutualiste : le cas du tiers payant pharmaceutique
Véritable ADN de la Mutualité, l’innovation se concrétise dès le XIXe siècle dans les premières œuvres sociales mutualistes, les pharmacies. Pour atteindre leur objectif d’une démocratisation des soins, ces dernières mettent en œuvre des systèmes de financement permettant aux adhérents d’éviter l’avance de frais, amorçant ainsi les prémices du tiers payant pharmaceutique.