Sainte-Feyre, creuset de la Mutualité enseignante

Une galerie de cure du sanatorium de Sainte-Feyre. Copyright : Christian Riboulet.

Dès le début du XXe siècle, le dynamisme de la Mutualité enseignante se concrétise par la création d’une société nationale originale, l’Union des sociétés de secours mutuels d’instituteurs et d’institutrices de France. Cette dernière sera bientôt à l’origine du premier sanatorium mutualiste à Sainte-Feyre (Creuse).

La petite commune de Sainte-Feyre, dans la Creuse, est étroitement associée au mouvement mutualiste, et plus spécifiquement à la Mutualité enseignante. Au début du XXe siècle, c'est là que les instituteurs mutualistes se mobilisent pour fonder leur propre sanatorium, qui lance le point d'impulsion d'une vaste action médico-sociale.

Les instituteurs, précurseurs de la mutualité

Dès le XIXe siècle, le milieu enseignant représente un bastion mutualiste particulièrement dynamique. Sans en faire partie, les instituteurs connaissent des conditions de vie proches de la classe ouvrière : en 1862, à Roubaix, leurs traitements ne dépassent pas ceux des ouvriers du textile. Pourtant, les enseignants sont intégrés à la nébuleuse informelle des classes moyennes, qui rassemblent diverses populations allant de la petite bourgeoisie jusqu'aux franges supérieures du monde du travail. Leur point commun est de faire figure de laissés-pour-compte au plan social : "trop riches" pour bénéficier des mesures d'assistance, les classes moyennes n'ont en revanche pas les moyens de recourir aux soins de médecins ou à des cliniques privées. La Mutualité leur apparaît alors comme un recours très utile.

Dans ces conditions, la Mutualité enseignante connaît une progression rapide. Les premières sociétés de secours mutuels d'instituteurs émergent dans les années 1840, dans l'Yonne (1843) puis la Seine (1846), avant de se diffuser à l'ensemble du territoire. Ces sociétés de rayonnement local sont bientôt complétées par des groupements d'envergure nationale, tels l'Orphelinat de l'enseignement primaire (1885), l'Union fraternelle de l’enseignement public, une société de secours mutuels et d'assurance décès créée en 1901, ou encore le Soutien mutuel, en 1923, qui procure des indemnités en cas de longue maladie.

Un engagement précoce dans le combat antituberculeux

C'est dans ce cadre que se situe la création de l'Union des sociétés de secours mutuels d'instituteurs et d'institutrices de France et des colonies en 1901, surnommée Union des sana, et qui précède d'un an la Fédération nationale de la Mutualité Française. Œuvre d'Alfred Leune, inspecteur d'académie et président de la société de secours mutuels d'instituteurs du Pas-de-Calais, l'Union des sana a pour mission d'organiser la lutte contre la tuberculose dans l'enseignement. En raison de leurs contacts avec des enfants de milieux modestes, les instituteurs se sentent particulièrement sensibles à cette maladie, dont ils revendiqueront longtemps la reconnaissance comme maladie professionnelle, en vain. Sans être à l'origine de l'hécatombe décrite par les enseignants – les études révèlent des taux de mortalité de l'ordre 1,5 pour 1.000, sans commune mesure avec ceux de certains milieux ouvriers, de plus de 7 pour 1.000 –, la phtisie n'en reste pas moins une peur obsessionnelle dans ce milieu professionnel.

 

Sainte-Feyre

Une galerie de cure du sanatorium de Sainte-Feyre. Copyright : Christian Riboulet.

 

La tuberculose, curieusement disparue de notre mémoire collective, est à l'époque une maladie incurable dont les ravages sont considérables dans la population. Il faudra attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la diffusion des antibiotiques pour voir reculer ce fléau social. Aux atteintes physiques, se greffent de redoutables conséquences sociales : les malades et leur entourage sont littéralement mis au ban de la société, les carrières ruinées et les mariages annulés. Face à ces drames sociaux et à l'indifférence des pouvoirs publics qui rechignent à construire des sanatoriums populaires pour soigner, autant que faire se peut, la maladie, Alfred Leune décide de mettre à profit les forces mutualistes de l'enseignement pour le combat antituberculeux. A l'appel qu'il lance aux 81 sociétés de secours mutuels d'instituteurs, 72 lui répondent favorablement et participent au congrès fondateur de l'Union des sana, le 21 septembre 1901.

Un combat d'avant-garde contre la tuberculose

D’emblée, l'Union des sana se met au travail pour concrétiser son projet : créer un sanatorium propre aux instituteurs mutualistes. En juillet 1902, est acquis un terrain à Sainte-Feyre dans la Creuse. Au-delà des conditions climatiques favorables à la cure sanatoriale, le domaine se situe à la jonction de deux diagonales dans l'Hexagone, et est ainsi censé procurer un accès identique à tous les instituteurs de France. S'il prête aujourd'hui à sourire étant donné l'enclavement de la région, ce calcul s'inscrit dans le principe d'égalité des chances, cher aux hussards noirs de la République, et constitue "l'une des premières manifestations d’une approche centralisée de la solidarité"[1].

Les administrateurs de l'Union ne ménagent pas non plus leur peine pour réunir les fonds nécessaires et superviser l'édification de l'établissement, qui est réalisée – chose assez rare pour être relevée – grâce aux seules ressources des enseignants. Leurs efforts ne sont pas vains : le 7 octobre 1906, le sanatorium est inauguré en présence de Léon Bourgeois, président de l'Alliance internationale contre la tuberculose. Les installations frappent par leur modernisme : chambres individuelles, galeries de cure, salle à manger, bibliothèque, salles de jeu et de spectacle, infrastructures techniques de qualité, tout concourt à faire de Sainte-Feyre un établissement de pointe rompant avec la misère des sanatoriums populaires. Il fait également de la Mutualité enseignante une figure de proue, tant dans l'univers mutualiste que dans le monde médical : première œuvre antituberculeuse mutualiste, Sainte-Feyre est aussi le huitième sanatorium français.

Sainte-Feyre représente le premier jalon du réseau d'établissements de la Mutualité enseignante, qui figurera dans l'héritage de la Mutuelle générale de l'Education nationale (MGEN) à sa naissance en 1946. Cette dernière s'emploiera alors, pendant plusieurs décennies, à moderniser et étoffer une offre sans cesse plus variée : aux structures antituberculeuses, s'ajouteront bientôt des maisons de retraite, de convalescence, des centres de santé puis un réseau d'établissements psychiatriques hors norme, dont le maître mot demeurera l'innovation[2].

Charlotte Siney-Lange

Références

[1] B. Gibaud, "De la Mutualité à la Sécurité sociale : conflits et convergences", Paris, Les Editions ouvrières, 1986.
[2] Pour aller plus loin, voir C. Siney-Lange, "A l'initiative sociale. Les grands combats de la MGEN", Paris, Presses du Châtelet, 2015.