La naissance des mutuelles ouvrières
En 1936, le Front populaire et les accords de Matignon modifient sensiblement la philosophie des organisations syndicales, qui envisagent désormais la prise en charge du travailleur de manière plus globale. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premières mutuelles ouvrières, parmi lesquelles deux initiatives vont particulièrement marquer le paysage mutualiste.
De Paris …
Forte d'une puissance, numérique et financière, acquise à la suite des grèves de 1936, la Fédération CGT des métallurgistes de la Seine s'engage dans une action médico-sociale originale au travers de multiples œuvres socio-culturelles, auxquelles s'ajoute une mutuelle, fondée en 1937. La "Mutuelle des métallos", chargée de compléter les prestations des assurances sociales, est bientôt associée à une polyclinique installée rue des Bluets à Paris : destiné au traitement des maladies professionnelles et des accidents du travail des métallurgistes du département, l'établissement place le syndicat en position de précurseur dans le monde syndical, où ce genre de réalisations demeure fort rare.
Si la guerre porte un coup d'arrêt aux activités de la mutuelle et de la polyclinique, toutes deux victimes de la répression qui touche l'ensemble des organisations syndicales, l'expérience est toutefois remise en route dès la Libération. La Mutuelle des métallos, devenue Mutuelle familiale de la région parisienne, reprend la gestion de l'établissement avec des ambitions élargies : de nouveaux services sont créés, et en premier lieu une maternité, restée dans les mémoires comme le "berceau" de l'accouchement sans douleur en France. La technique, rapatriée d'URSS par le médecin chef de la maternité, le docteur Lamaze, fait alors figure de "révolution dans l'accouchement" : pour la première fois, est donnée aux femmes la possibilité de maîtriser les douleurs de l'accouchement, remettant ainsi en cause le sempiternel dogme religieux "Tu enfanteras dans la douleur".
Amorcée en 1952, l'expérience des Bluets suscite une violente polémique dans la société française, mais surtout dans le monde médical, dont Fernand Lamaze et son équipe font les frais par de virulentes attaques. Le contexte, marqué par les débuts de la guerre froide, est en effet peu propice à une réalisation mutualo-syndicaliste, d'inspiration communiste. Pour autant, au-delà de ces controverses, le succès de l'accouchement sans douleur est indéniable : médecins, sages-femmes et infirmières affluent aux Bluets pour se former à la technique, gage d'une amélioration des conditions de la mise au monde. L'ASD est pratiqué dans un nombre croissant de maternités, en France mais aussi à l'étranger. Et en 1960, son intégration partielle dans les prestations de la Sécurité sociale apparaît comme la reconnaissance officielle de la technique. L'épisode de l'ASD, globalement disparu de notre mémoire collective, représente pourtant un jalon essentiel du combat féministe, ouvrant la voie à d'autres revendications portant sur la contraception puis l'avortement.
… à Marseille
A la même époque, une autre initiative mutualo-syndicale est engagée par un jeune militant communiste et cégétiste, Lucien Molino. Lors d'une formation à l'école centrale du PCF d'Arcueil, ce dernier découvre la notion de syndicalisme à bases multiples et prend conscience de l'importance des questions de santé dans la classe ouvrière. En dépit du refus du PCF et de la CGT de lui prêter main forte, Molino décide de fonder une mutuelle ouvrière à Marseille et parvient à concrétiser son projet dès juillet 1936 grâce à la contribution bénévole de nombreuses organisations syndicales locales. La "Caisse centrale de prévoyance syndicale des deux sexes de Marseille et des Bouches-du-Rhône", telle qu'elle est baptisée, se dote d'une infirmerie, elle aussi mise en œuvre grâce à l'élan de solidarité de différentes corporations syndicales marseillaises – et en particulier des infirmières du syndicat CGT des hôpitaux de Marseille qui acceptent d'y tenir une permanence gratuite. S'y ajoute une consultation hebdomadaire de vaccination, assurée elle aussi bénévolement par un médecin proche de Molino. Rapidement, le petit dispensaire infirmier se transforme en un véritable centre médical, doté de consultations et de services de plus en plus nombreux et sophistiqués.
A l'instar de la Mutuelle des métallos, la Caisse mutualiste des Bouches-du-Rhône disparaît pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de renaître à la Libération sous le titre d'Union départementale mutualiste CGT des Bouches-du-Rhône, puis Union départementale mutualiste des travailleurs des Bouches-du-Rhône (UDMT) en 1969. Forte de 35.000 adhérents en 1948, qui passent à 500.000 ayants droits à la fin des années 1960 – soit près d'un tiers de la population du département –, cette dernière se lance dans une politique médico-sociale ambitieuse, au travers d'un vaste réseau de centres de santé, dentaires et PMI, bientôt complétés par une clinique chirurgicale. Il s'agit clairement pour l'UDMT de proposer une nouvelle pratique médicale de type social, en rupture avec le modèle libéral. Elle passe notamment par la suppression de la relation hiérarchique et financière entre médecins et malades, la généralisation du tiers payant et le regroupement de nombreuses consultations et d'infrastructures techniques favorisant la démocratisation des soins. Cette conception originale de l'art médical, visant plus globalement la promotion d'un projet sociétal, fera longtemps figure de modèle dans le monde mutualiste.
Nées d'un contexte spécifique et porteuses de fondements idéologiques non moins originaux, les mutuelles ouvrières, aujourd'hui rassemblées dans la Fédération des mutuelles de France, ont engagé le mouvement mutualiste sur des terrains et dans des combats relativement inédits. Créées à l'initiative de militants syndicalistes, elles ont fait figure de trait d'union original entre deux mouvements longtemps rivaux, insufflant ainsi un vent nouveau au sein du mouvement mutualiste.
Charlotte Siney-Lange
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