Nantes et le congrès de 1904
Bastion historique de la Mutualité, Nantes est le théâtre d'un congrès mutualiste aux retombées décisives en 1904. Deux ans après la constitution de la FNMF, le rassemblement a pour objet la structuration de la jeune Fédération, mais aussi d'autres questions cruciales pour l'avenir du Mouvement.
Un Mouvement mutualiste ancré dans la société nantaise
Héritières des anciennes confréries et corporations d'Ancien Régime, particulièrement dynamiques dans une cité commerciale au rayonnement international, les sociétés de secours mutuels nantaises font leurs premiers pas à l'aube de l'ère industrielle. En dépit de la loi Le Chapelier qui réprime les associations ouvrières, apparaissent de nombreux groupements aux contours flous, associant souvent activités de prévoyance et de résistance, à l'image de l'Association typographique pour l'établissement d'une caisse de secours mutuels et de prévoyance de la ville de Nantes, fondée en 1833. Parallèlement, se développe une Mutualité de type paternaliste, sous l'égide de la bourgeoisie industrielle qui tente de diffuser l'esprit de prévoyance au sein du mouvement ouvrier. Nantes fait également figure de précurseur dans les efforts de rassemblement à l'échelle départementale : créée en 1848, la Société fraternelle universelle (SFU), destinée aux travailleurs nantais de toutes professions, étend progressivement son rayonnement jusqu'à Lorient, Brest, Rennes, Angers, Tours et Paris.
L'expansion de la Mutualité de Loire-Inférieure se poursuit sous le Second Empire après le décret du 26 mars 1852. Les tentatives de structuration sont par ailleurs approfondies et aboutissent à la création d'un Syndicat mutualiste de Loire-Inférieure. Autorisé par arrêté préfectoral en 1894, ce dernier joue un rôle de premier plan dans l'élaboration de la Charte de la Mutualité en 1898, puis dans la création de la Fédération nationale en 1902. Il est bientôt transformé en Fédération mutualiste de Loire-Inférieure (1903) puis en Union départementale (1905). Le dynamisme du Mouvement se révèle aussi dans la création de différentes œuvres sociales, et en particulier d'un des premiers dispensaires mutualistes, fondé en 1890 sur le modèle angevin. S'y ajoutent des pharmacies, à Nantes en 1908 puis à Saint-Nazaire en 1920, ainsi qu'un centre médical en 1935. D'autres œuvres suivront tout au long du XXe siècle : cabinet dentaire, caisse chirurgicale, cliniques chirurgicales de Nantes et de Saint-Nazaire, centre coopératif d'optique, maisons de retraite ou encore centres de loisirs et de vacances.
Les liens tissés entre la Mutualité et le pouvoir républicain, à partir de 1870, s'illustrent parfaitement à Nantes au travers de la personnalité de Gabriel Guist'hau (1863-1931). Avocat, maire de Nantes de 1908 à 1910 et député de Loire-Inférieure de 1910 à 1924, ce dernier participe aussi plusieurs fois au gouvernement en tant que secrétaire d'Etat ou ministre. Dans le même temps, Gabriel Guist'hau est un actif militant mutualiste : administrateur de la Société des employés du commerce et de l'industrie de Nantes à partir de 1903, il entre la même année au Conseil supérieur de la Mutualité, avant de devenir vice-président de la FNMF. Membre fondateur de l'union départementale de Loire-Inférieure, il en prend la présidence jusqu'en 1909. En tant que maire de Nantes, il fait don à l'union départementale d'une Maison de la Mutualité, rue Sainte-Marie – aujourd'hui Désiré-Colombes. Gabriel Guist'hau est également étroitement associé à l'organisation du congrès mutualiste prévu à Nantes en 1904.
Un "congrès historique"
Le congrès de Nantes se singularise à la fois par le nombre exceptionnel des délégués – mille deux cents –, la durée des travaux, portée à sept jours, et la teneur des débats. Outre la structuration de la Fédération nationale, en cours de construction, le congrès doit se positionner face au projet de loi sur les retraites ouvrières et paysannes inscrit depuis 1901 dans les débats parlementaires. L'enjeu, crucial, confronte le principe traditionnel de la liberté, défendue par les mutualistes, à l'obligation, qui prend corps dans le nouveau projet de loi. Au terme de longues discussions, le jeune président de la FNMF, Léopold Mabilleau, quant à lui convaincu du caractère incontournable de l'obligation, parvient à faire adopter aux congressistes le vœu que "les retraites ouvrières soient organisées par la Mutualité avec l'aide et sous le contrôle de l'Etat, ou tout au moins que l'Etat organise ce service sur les bases et avec le concours des sociétés de secours mutuels".
Mais au-delà de ce tournant doctrinal, qui marque un premier, mais timide pas des mutualistes vers l'obligation, d'autres résolutions prises à Nantes, sans être passées à la postérité, s'avèrent tout aussi importantes : il est notamment mis un terme à l'exclusion des malades chroniques, et en premier lieu des tuberculeux. Largement passée sous silence, la décision de prendre en charge les soins médicaux et pharmaceutiques tout en accordant des secours pécuniaires à ces catégories de malades constitue une avancée importante. Il en va de même pour les femmes, et plus encore pour les femmes enceintes, pour l'heure peu nombreuses dans les rangs mutualistes, et dont le congrès impose l'admission "comme des malades ordinaires". En d'autres termes, Nantes opère une rupture avec un passé mutualiste relativement exclusif, et son évolution vers un mouvement d'inclusion.
Six ans après la Charte de la Mutualité et deux après la naissance de la FNMF, la Mutualité se trouve à un tournant de son histoire. Libérée des entraves de la législation impériale, elle voit ses moyens d'action décuplés, au même rythme que ses ambitions de devenir un acteur social de premier plan. Les décisions prises lors du congrès nantais en sont révélatrices : le Mouvement mutualiste se sent prêt à assumer des tâches croissantes dans la résolution de la "question sociale".
Charlotte Siney-Lange
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