Mutualité et dépendance
Tout au long de son histoire, la mutualité s’est illustrée par des expériences innovantes dans la prise en charge de la vieillesse. Cette tradition ne s’est pas démentie au tournant du XXIe siècle, qui a vu le mouvement s’investir pleinement dans le débat sur la dépendance, dans lequel il reste fortement impliqué.
De la vieillesse à la dépendance
Longtemps oubliés des politiques publiques, les « vieillards » font l’objet d’une attention grandissante à partir des années 1960 ; en 1962, le rapport Laroque pose les bases de la politique française en matière de « troisième âge », qui repose sur l’intégration, avec une priorité pour le maintien à domicile et la prévention des effets du vieillissement. Mais les évolutions démographiques remettent rapidement en cause les fondements de cette politique : l’augmentation inédite de l’espérance de vie entraîne une progression de la dépendance en passe de devenir un véritable enjeu de santé publique. Dans un contexte de crise économique, il faut pourtant attendre la fin du XXe siècle pour que des mesures soient adoptées, sans pour autant suffire à venir à bout du problème : après la Prestation spécifique dépendance (devenue APA en 1997), est créé le statut d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en 1999.
Une action mutualiste pionnière
De leur côté, plusieurs composantes du mouvement mutualiste se préoccupent très tôt de ce que l’on n’appelle pas encore le troisième âge, par la mise en œuvre d’établissements d’accueil dignes et humains, rompant avec la misère des hospices : c’est le cas de la maison de retraite de la Mutuelle nationale des artistes, fondée en 1905 à Couilly Pont-aux-Dames, ou de la fondation Dranem (Ris-Orangis) de la Société de secours mutuels des artistes lyriques en 1911. A l’époque, de telles réalisations demeurent rarissimes, et témoignent d’une attention particulière de ces communautés professionnelles à leurs « vieux ». Cette tradition s’accélère dans les années 1960, qui voient éclore une profusion d’établissements mutualistes, encouragée par le congrès de la FNMF de Saint-Malo (1966) qui fait du troisième âge une des priorités de l’action sociale : maisons de retraite et foyers logement sont complétés par des services d’aide et de soins à domicile dans lesquels les mutualistes font souvent figure de pionniers. La prévention des effets du vieillissement fait également l’objet d’initiatives, au travers de clubs de retraités et autres activités de loisirs, gages d’une indépendance physique et psychologique des plus âgés.
Si la notion de dépendance n’existe pas dans les années 1950, les manifestations en sont pourtant déjà perçues par les gestionnaires d’institutions mutualistes, confrontés à un vieillissement accéléré des résidents, accompagné d’une aggravation des pathologies. Pour y faire face, des structures médicalisées sont mises en place de manière empirique, à l’image de la clinique d’Ennery fondé par la Fédération mutualiste de la Seine en 1959, qui associe un centre gériatrique à une clinique diététique pour ceux que l’on nomme alors les « impotents »[1].
De la vieillesse à la dépendance
Il faut cependant attendre les années 1980 pour que le thème de la dépendance prenne place dans les débats mutualistes. En 1985, le congrès de la FNMF de Lyon affirme le devoir pour la mutualité de « se préoccuper de la situation des personnes âgées dépendantes »[2]. L’appel est entendu partout en France, où sont impulsés de nombreux procédés innovants qui bénéficient du soutien du fonds de prévention de la FNMF : parmi eux, l’expérience pilote « de soutien à domicile pour l’an 2000 »[3]de la mutualité aveyronnaise. Lancé en 1983 à partir de son réseau de services à domicile, ce dispositif pionnier conduit à l’ouverture de diverses structures de domicile alternatif pour personnes âgées dépendantes et aux premières réalisations mutualistes dans le domaine de soins palliatifs.
Dans la Drôme, deux initiatives originales sont engagées afin d’atténuer les effets de l’âge et d’éviter le recours à l’hospitalisation : à Romans, l’appartement « Soleil » offre une petite unité de vie communautaire à des personnes âgées dépendantes, tandis qu’à Valence, est expérimentée la cohabitation intergénérationnelle avec des étudiants qui donnera corps au concept des Gérondines. Quant à la Côte d’Or, elle est considérée comme un « "laboratoire" de recherche en gérontologie »[4], en raison de ses services inédits, à l’instar de la « Coopération familiale » qui prend temporairement le relais des aidants, ou des « domiciles protégés », conçus comme des intermédiaires entre le maintien à domicile et l’hébergement collectif.
En vertu de cette expérience, la mutualité s’affirme comme une force de proposition dans le débat sur la dépendance qui émerge timidement dans la société à la fin des années 1980 : en témoigne la mission confiée en 1988 au président de la FNMF par le secrétaire d’Etat aux personnes handicapées sur les stratégies de maintien à domicile des personnes à mobilité réduite. Parmi les solutions préconisées, figurent la mise en œuvre d’offices départementaux, d’un fonds nationalisé d’aide à domicile ou d’un risque dépendance intégré à l’Assurance maladie. Ces propositions, qui signent la capacité d’anticipation de la mutualité, seront progressivement affinées : en 1991, le congrès mutualiste de Grenoble se pose en faveur d’une « politique des âges ». Trois ans plus tard, la Charte pour la protection sociale de l’an 2000 élaborée à Bayonne renouvelle la revendication d’une prise en charge totale de la dépendance, et l’urgence d’une prestation spécifique.
****
Cette prise de position restera une constante de l’action mutualiste : depuis 2018, la Mutualité française est pleinement engagée dans la concertation nationale sur « le grand âge et l’autonomie » : ses 21 propositions présentées dans le cadre du projet de loi sur l’autonomie sont sans cesse enrichies. En 2020, l’adoption par le Parlement de la création d’une cinquième branche dédiée à la dépendance apparaît comme une première victoire. Mais le combat est loin d’être achevé.
[1] Charlotte Siney-Lange, La Mutualité, grande semeuse de progrès social, Paris, La Martinière, 2018.
[2] Revue de la mutualité n° 122, juillet-août 1985.
[3] « Aveyron : département pilote », Revue de la Mutualité n° 143, juin 1991.
[4] « Aide à domicile : l’âge d’or en Côte d’Or », Revue de la Mutualité n° 143, juin 1991.
À lire aussi dans cette rubrique
-
La Mutualité engagée dans le Droit des Femmes
Ancrée dans les problématiques de son temps, la mutualité s’engage aussi dans des luttes contre des tabous sociaux. L’exemple des combats féministes revendiquant le droit à disposer de son corps est à cet égard révélateur.
-
La Mutualité et la précarité
La prise en charge de l’exclusion a toujours fait partie des missions de la mutualité, en vertu de ses valeurs de solidarité et d’humanisme ; mais cette problématique fait néanmoins l’objet d’une attention croissante à partir des années 1980. L’aggravation de la crise économique fait alors surgir de nouvelles catégories de précaires qui appellent une mobilisation du mouvement.
-
La Mutualité dans la « bataille contre la drogue »
La fin du XXe siècle marque un glissement progressif des préoccupations mutualistes, initialement centrées sur des problématiques purement médicales et médico-sociales vers des sujets sociaux : la toxicomanie fait ainsi l’objet d’une attention croissante du mouvement, qui s’engage dans un combat sujet à polémique autour de l’utilisation de la méthadone.
-
Pour une réforme de la protection sociale
D’une position défensive face aux réformes de la Sécurité sociale, la Mutualité française passe progressivement à une action de proposition et de concertation avec les pouvoirs publics, visant à préserver un système solidaire menacé par les évolutions socio-économiques. Le congrès de Bayonne (1994) marque le coup d’envoi de cette stratégie, qui sera affinée et confirmée dans les congrès suivants.
-
La Mutualité face au plan Juppé
Curieux cinquantième anniversaire pour la Sécurité sociale : en 1995, le plan Juppé est à l’origine du plus vaste mouvement social français depuis 1968. Comment la Mutualité s’est-elle positionnée face à cette réforme d’une rare impopularité ? Retour sur un épisode crucial de l’histoire sociale française, mais aussi du mouvement mutualiste.